Un Appel des forêts par l’art
150 ans après les peintres de Barbizon
Ce texte a été publié dans le catalogue de l’exposition « photographies de la Forêt primordiale » édité par le Musée départemental de l’école Barbizon en avril 2007. Il reste d’actualité pour préciser un rôle de l’art par rapport à l’évolution de la conscience écologique.

Deux questions se posent à nous :
Que peuvent nous apporter les arts actuels dans l’éveil sensible à la nature, que les peintres de l’école de Barbizon ne nous ont pas délivré dans le contexte de leur époque ?
Les artistes de la nature, aujourd’hui, peuvent-ils être à leur façon des précurseurs d’une conscience écologique spécifique à eux, donc complémentaire de tout ce qui se dit, ou bien sont-ils les simples illustrateurs des discours scientifiques, voire des militants uniquement voués à la communication créative et esthétique de thèses écologistes ?
Avant de répondre à ces deux questions, voyons notre paysage culturel, et jetons un regard particulier sur l’histoire de l’art :
D’un côté, il semble y avoir le grand continent des arts contemporains à dominance conceptuelle, et de l’autre celui des arts naturalistes traditionnellement liés à l’illustration, donc sauf quelques exceptions remarquables, souvent limités dans l’expression à la seule qualité esthétique. Entre les deux réside un grand océan de vide avec quelques îlots comme le land art, la géopoétique… Si le Land art semble une île en dérive du continent conceptuel pour aller vers autre chose qu’il n’a pas encore totalement trouvé, si la géopoétique annoncée semble un des rares îlots émergeant du continent effondré des arts poétiques et sensoriels de la nature, on dirait qu’il reste dans notre culture comme dans toute la société, une grande zone dépressionnaire qui correspond à des prises de consciences que nous n’avons pas collectivement développées. Là, nous incombe dès lors de faire naître des dons dans nos infirmités.
Si nous regardons l’histoire de l’art, peut-être pouvons-nous y déceler, au moins à partir du XIXe siècle, l’amorce d’un retour à l’Origine même s’il ne s’est pas conscientisé en tant que tel. Que ce soit par une fascination pour la poétique des ruines antiques ou pour la mythologie préchrétienne, ce retour à l’Origine se limitait à l’Antiquité, c’est-à-dire celle des civilisations qui ont fondé la nôtre. Au XXe siècle advient la reconnaissance des arts premiers qui inspirèrent notoirement bien des artistes de l’art moderne, et ce mouvement ne s’est jamais tari depuis. Là, nous avons un retour à l’Origine, antérieur à nos civilisations qui explore davantage l’imaginaire tribal, lui-même plus enraciné dans la nature. Si nous poursuivons ce mouvement récurrent de l’art, peut-être que le XXIe siècle pourrait être celui où notre retour à l’Origine outrepasse l’antériorité humaine pour explorer une nature non frelatée, immémoriale, en partie à caractère « primitif ». A mesure que nous laminerons la nature sauvage, que nous perturberons les écosystèmes et toute la biosphère, et que risque de venir à notre insu les OGM qui feront les plantes à biocarburant ou les arbres à croissance rapide pour absorber plus vite le CO2, le besoin de retourner vers une nature authentique, non défigurée, va s’exprimer avec de plus en plus d’acuité.
Au fond, n’avons-nous pas un sentiment assourdi de culpabilité mercantile à trafiquer la nature sans avoir sérieusement médité le sens du Vivant, ou le sens de l’évolution terrestre ? Et comment vivre cette conscience si nous n’avons plus le moindre contact avec la nature la plus primordiale ? Ici, le recours à l’art n’est-il pas hautement précieux dans cette question de fond en partage, tant nous devenons des consommateurs de tout et des contemplateurs de rien, et que nous oublions de nous mûrir spontanément au contact avec l’essence première du monde ?
Si notre civilisation se vivait comme un arbre, nous pourrions lui voir des racines sensitives sans cesse déployées par ce retour de l’art vers un Originel de plus en plus antérieur ; et ce mouvement pourrait retenir en contrepoint les déséquilibres et dérives de notre ramure appelée « progrès » ; ce progrès alimentés par nos acquis intellectuels et technologiques qui pour le moment reconditionne nos vies sans repères existentiels fondamentaux. Oui, dans cette métaphore nous entrevoyons le déracinement majeur, brutal, foudroyant que nous sommes en train de vivre aux risque de dommages énormes dans l’humain comme dans la nature.
Viendra un temps où nous comprendrons enfin que donner un sens à notre avenir est indissociable de notre recyclage mental continu dans les confins de notre Origine…
Mais pour en revenir à l’histoire, nous n’en devons pas moins aux peintres de l’école de Barbizon d’avoir sollicité la conservation des paysages les plus inspirants de la forêt de Fontainebleau (les fameuses « séries artistiques » partiellement devenues « réserves biologiques » sous tutelle des Eaux et Forêts, puis de l’ONF aujourd’hui) que d’avoir ouvert en France un chapitre de l’histoire de la peinture. Cette conservation de milieux naturels fut initiée en 1853, c’est-à-dire 19 ans avant le premier parc national dans le monde (Yellowstone aux USA). Deux faits surprenants sont à souligner dans cet évènement :
_ Les artistes ont précédé les scientifiques dans la protection de la nature ;
_ La France a précédé les pays anglo-saxon et slaves dans ce même type d’initiative, alors qu’elle n’a eu de cesse de se montrer attardée par la suite.
Les artistes de Barbizon n’ont pas fait que nous léguer des œuvres. Non, la nature ne donne pas « des biotopes » que pour des espèces animales et végétales, mais aussi pour nos sensations et sentiments… dont le maintien est tout aussi indispensable à « l’écosystème intérieur » de nos sensibilités qu’à notre équilibre mental…
Aujourd’hui, il y a une volonté manifeste des scientifiques-naturalistes à vouloir sauvegarder ou restituer des forêts naturelles, d’une part pour préserver les espèces rares, d’autre part pour observer des écosystèmes en libre évolution afin de servir de référence pour mieux penser la gestion forestière. Par ses témoignages sensitifs, l’art à d’autres arguments à soutenir. En effet, les forêts naturelles nous donnent à vivre des impressions, sensations, sentiments que nous n’éprouvons ni dans nos villes, ni dans nos campagnes, et même pas dans nos forêts exploitées ! A savoir : une sensation plus tonique du paysage liée à la présence complète du cycle des arbres, un fort sentiment de mystère, de dépaysement en nos propres contrées avec des essences qui nous sont pourtant familières ! Une sensation puissante d’océan sylvestre, un sentiment d’intemporalité face à des lieux bien plus « immémoriaux » que patrimoniaux, une impression de détente liée à la gratuité de tout ce qui existe en dehors des intérêts des hommes, un éveil à l’imaginaire de l’indicible, à toute la poétique de l’ailleurs, un plaisir de la confidence entre l’intimité de soi et le confins des lieux, un réveil de l’instinct qui nous ressuscite au sens de la vacuité, une émotion pure à se sentir réenveloppé par de l’anonymement créé, une impression de revivre dans la dimension « originelle » du monde avec toute la sensualité mystique que cela ranime, une sensation viscérale de nous unifier au grand tout organique planétaire… Par toutes ces perceptions, la forêt sans l’homme réveille l’humain intérieur, et notre appartenance primordiale à la nature…
Plus nous sentons diffusément l’égarement dans lequel s’emballe notre progrès, plus un retour à la nature évoquant un état « originel » peut s’avérer fondamental comme support d’expérience pour vivre la quête de l’humain inconditionné, ou comme le sanctuaire premier d’un recentrement civilisateur. Nous sentons bien que notre croissance n’est qu’excroissance, que notre surconsommation compense notre manque à être heureux, et qu’en étant déshabiter du mystère du monde, nous devenons curieusement les étrangers de nous-mêmes… Si l’art peut être utile, c’est en étant le miroir culturel du déconditionnement mental qui renait de notre communion avec l’intimité des paysages sauvages, et de toute l’impulsion vitale qu’elle nous donne pour réenfanter la justesse de notre civilisation à l’égard de la nature. Si l’écologie scientifique nous conjure à un peu plus de discipline pour moins nuire aux déséquilibres fondamentaux de notre planète (voir les démarches de planète attitude et d’écocitoyenneté…), la mission de l’art serait plutôt de réveiller un art de vivre que nous avons perdu dans l’hors-sol croissant de l’ère industrielle. En effet ne serait-il pas bien navrant, carrément lamentable, d’être des citoyens « écologiquement disciplinés » et cependant de continuer à vivre dans un déracinement sensitif sans fin, de perdurer comme des divorcés du Vivant toutefois encadrés dans une juridiction écologique de plus en plus contraignante, et pour ainsi dire de nous conformer à une moindre nuisance au monde sans avoir retrouvé un amour de la Terre complètement rechargé en vie sensorielle ? Après les normes de sécurité, puis les normes écologiques, que vaut le normatif s’il est engendré par la peur et non par l’amour ? Ne risque-t-il pas de devenir un conditionnement psychologique supplémentaire en contre-réaction à ce conditionnement hyper-consumériste dans lequel nous nous sommes déjà déshumanisés ? Oui, nous touchons là un fait troublant : celui de rajouter une couche supplémentaire de conditionnements à nos vies, de couleur écologique celui-là, et d’avoir irrémédiablement manqué notre quête de l’humain inconditionné en communion avec la nature. En fait, un des risques sérieux de l’écologiquement correct est de nous conditionner à un éveil partiel plutôt que de nous éveiller complètement. C’est sans doute à terme qu’on s’apercevra des effets secondaires de ce traitement, de toutes ses déconvenues malencontreuses…
Par ailleurs, les artistes de nature, et surtout les photographes professionnels, éprouvent en leur for intérieur un vif malaise avec la presse et les éditeurs de guides. En effet, la mode verte aidant, les médias, les agences de voyages, les régions… comprennent le profit pour eux à dérouler tout le tapis rouge de la consommation touristique vers ce qui comptait jusque-là comme les replis les plus oubliés de nos paysages. Ainsi plus nous retournons vers la nature, plus nous la faisons reculer. Impacts de déprédation, aménagements de sites qui détruisent dans le paysage toute la dimension de l’ailleurs, pour n’en faire qu’un simple environnement, qui mettent la nature à la portée de l’homme, au lieu que l’homme se grandisse à la dimension de nature… Les scientifiques-naturalistes et les artistes contemplatifs deviennent amers, tout comme déjà en son temps le peintre Théodore Rousseau qui s’insurgeait contre Sylvain Denecourt, cet homme des sentiers et du prêt-à-voir. De plus croyant nous régénérer, nous ne vivons qu’une simple consommation sensorielle sans même discerner ce qu’une véritable contemplation sensitive pourrait nous apporter de plus profond ! Or, là, l’art dans son intimité poétique peut avoir bien autre chose à confier que le flashy-esthétisant de nos magazines qui attisent nos besoins sans jamais nous donner à mûrir ! Là où l’appel à un civisme écologique nous professe une discipline sans art de vivre, le tourisme de nature tue notre art de vivre dans l’œuf dans un prêt-à-consommer paysager, ajoutant à chaque fois une étoile à l’hôtel le plus proche. Fuyez le naturel, il vous rattrapera au galop disait-on. Non ! Désormais c’est fuyez le consumérisme, il vous rattrape au galop !
Dorénavant, l’explorateur des mondes vierges n’a d’autres choix que de devenir implorateur ! Ce n’est pas tant de laisser se restituer quelques vieilles forêts sauvages en nos contrées qui compte, c’est de ne pas y venir faire de la muséographie en plein air.
Là où le tourisme avance, certes le pittoresque des lieux peut survivre, mais l’indicible meurt à jamais. L’indicible n’est pas accessible à l’homme conditionné. S’entreprendre à vouloir sauver l’indicible dans la nature, c’est d’emblée sauvegarder en bloc toute la biodiversité, y compris et surtout tout ce que nous ignorons. Ainsi l’art n’a pas d’inutilité à nous apprendre à aimer l’indicible, mais il retourne l’offrande en question grave. En effet, rien de mieux pour donner ferveur à sauvegarder les forêts sauvages que de reconnaître tout ce qui s’est ranimé dans notre vie sensible, lorsque nous nous sommes immergés en de tels lieux, mais l’expérience ne vaut en amplitude que par une investigation solitaire. Impossible de revenir ici en masse pour vivre les mêmes émotions car l’ambiance initiale se retrouverait très vite dissoute par notre fréquentation et pire encore par des aménagements…
Parce que l’Originel est seul là où il se trouve,
Nous ne pouvons être que seul pour le découvrir.
Nous touchons là ce qui pourrait devenir le mythe le plus important du siècle : notre indispensable et impossible retour collectif à une nature qui nous rappelle son caractère originel perdu. Pourtant, nous le pressentons bien, « notre progrès » ne sera jamais l’évolution de l’Humain si nous manquons notre victoire face à cette impossibilité.
Là, le recours à l’art permettrait à notre société de mûrir culturellement les états de sensibilité que nous ne pouvons désormais plus éprouver en masse dans quelques reliques de forêt naturelle. Constatant par ailleurs que dans les environnements artificiels, voire virtuels, l’être humain risque de s’enfermer dans des conditionnements de plus en plus réducteurs (si ce n’est dans une inanition sensorielle) le réveil dans notre culture d’une nature primordiale conjointe à la quête de l’humain inconditionné nous permettrait de repenser la gestion forestière, le paysagisme rural et urbain, l’architecture, l’environnement médiatique… de sorte qu’ils n’induisent plus d’altération sensitive des êtres humains qui nous déshumanise autant que nous dénaturons la nature. Ce serait-là une réponse cruciale pour réduire les pollutions liées à nos besoins d’aller compenser vers des lieux plus sauvages tout ce que nous ne parvenons plus à vivre dans notre univers artificiel… Avoir ainsi de nouvelles références créatives pour « resensorialiser » et « renaturer » les villes au lieu d’urbaniser la nature…
Bernard Boisson ©